Faute
L’ordonnance de référé commentée ci-après est très intéressante en ce qui concerne les obligations de l’expert. Tout d’abord sur l’obligation de moyen (et non de résultat) que le magistrat illustre de trois exemples : l’omission d’investigations qui apparaissent nécessaires, l’erreur grossière, l’affirmation péremptoire non démontrée. Les deux premiers points peuvent probablement occasionner des débats, le troisième est la réaffirmation de ce que les magistrats, les experts et les avocats combattent avec insistance depuis plusieurs années. Le magistrat illustre également l’expertise équitable : conscience (sens moral/intentionnalité), objectivité (neutralité), impartialité, honnêteté, probité, sens des responsabilités. Enfin il termine avec des conseils qui peuvent être très utiles pour nombre d’entre nous, experts : être attentif aux parties, être exact dans ses constatations, être fiable dans ses avis, être minutieux et sérieux, présenter ses résultats avec fidélité, ne pas être subjectif, faire preuve de neutralité. En motivant son ordonnance, le magistrat détaille ce qu’il attend des experts. Cette position peut susciter des débats sur tel ou tel point, mais l’essentiel réside dans le fait qu’elle est très concrète. Jean-Raymond Lemaire Expert judiciaire en informatique près la cour d’appel de Versailles Article : Rendue sur le fondement de l’article 145 du CPC, cette décision est susceptible d’intéresser, à plus d’un titre, la communauté des experts inscrits. En effet, elle rappelle les obligations déontologiques de l’expert et présente l’intérêt pour le juge de préciser l’appréciation de la « faute » civile de l’expert. Et surtout elle consacre, en amont du litige, la réticence des juges à mettre en jeu la responsabilité des « experts judiciaires ». Depuis 1981, le Dr P. avait prodigué de nombreux soins dentaires à Madame B, notamment en 1991 (ablation d'une molaire). Vers 1992, on lui diagnostique une tumeur maligne de la mandibule. Considérant que le Dr P. avait commis une faute en ne la diagnostiquant pas dès 1991, lui occasionnant la perte de chance d'un traitement plus efficace et moins douloureux, elle décide de mettre en jeu sa responsabilité. Cette affaire tragique donne lieu à plusieurs procédures. Les deux experts désignés par le TGI de Montbéliard déposent un rapport le 13 mai 1996. Il en ressort une absence de causalité entre les négligences effectives - notamment l'absence de radiographie pré-ablation - et le préjudice subi. Le tribunal déboute Madame B. de ses demandes, après avoir refusé d'annuler le rapport, et d'ordonner une nouvelle mesure d’instruction. Aucun appel de ce jugement ne fut interjeté. Se fondant sur de nouvelles fautes, Madame B. assigne de nouveau le Dr P. en responsabilité et se trouve définitivement déboutée de son action par un arrêt de la cour d’appel en date du 27 novembre 2004. Deux contre-expertises contestent les conclusions de leur confrère antérieurement désigné. Madame B. saisit le TGI de Nanterre aux fins d’obtenir la nomination d’un nouvel expert en vue de statuer sur la régularité des premières opérations expertales. Elle invoque cette fois la possible prévention de la tumeur maligne par le traitement adéquat d’un kyste péricoronaire, dont le Dr P. avait la connaissance depuis 1984. Pour vérifier si le demandeur justifie d’un « motif légitime », le magistrat va réadapter ce dernier à l'affaire, le définissant comme « la probabilité d’un fait de nature à caractériser une faute », non pas comme la démonstration de la « probabilité de faits susceptibles d’être invoqués dans un litige éventuel ». On glisse ainsi de la notion de litige éventuel à celui de la caractérisation d’une faute. Le juge va donc analyser la nature de cette faute susceptible de justifier une mise en jeu de la responsabilité de l’expert. L'occasion d'énoncer les différentes obligations déontologiques pesant sur « l’expert judiciaire » : obligations d’honneur et de conscience découlant de son serment, obligation générale de « d’objectivité et d’impartialité », honnêteté, probité, sens des responsabilités. En outre, cette décision rappelle utilement les obligations de l’expert à l’égard des parties : être attentif aux parties, être exact dans les constatations, être fiable dans les avis, présenter les résultats avec fidélité, ne pas être subjectif, être neutre. Une dualité juridique consiste, tout en fondant la responsabilité des « experts judiciaires » sur le droit commun, à se montrer extrêmement restrictif dans l’appréciation de leur faute. Ainsi, la décision pose d'abord le principe que « l’expert judiciaire » peut effectivement voir sa responsabilité engagée en cas de faute commise dans l’accomplissement intellectuel de sa mission, s'il émet un avis erroné, induisant le juge en erreur. Elle rappelle ensuite qu’aux termes de la jurisprudence, il n’est pas tenu à une obligation de résultat : un avis erroné ne suffit pas à mettre en jeu sa responsabilité, sauf omission d’investigations nécessaires, erreur technique grossière, affirmation péremptoire non démontrée. Il apparaît en outre que les deux « contre rapports d’expertises » se bornaient à établir le caractère erroné de l’avis donné par l’expert judiciaire, n’apportant ainsi pas la preuve de la probabilité d’un fait de nature à caractériser une faute. Cette décision suscite des interrogations. En opérant un tel glissement, le juge ne tend-il pas à exiger du demandeur la preuve de l’existence d’une faute, faisant ainsi fi de la finalité probatoire de l’article 145 du CPC et de la notion de « litige éventuel » ? Rappelons en effet que Madame B. a saisi le Tribunal de grande instance sur le fondement de l’article 145 du CPC car elle ne disposait précisément d’aucune preuve définitive de l’existence d’une faute. Néanmoins, elle communiquait deux rapports d’expertises attestant du caractère erroné des conclusions de « l’expert judiciaire ». Dès lors, la question que Madame B. voulait voir trancher était celle de savoir si le caractère erroné du rapport était dû à une faute des « experts judiciaires » dans l’exécution de leur mission, ce qui lui aurait permis d’apprécier, avant toute action au fond, l’importance de leurs éventuels manquements. Or, en caractérisant, dans sa décision, la nature de la faute civile de l’expert susceptible de mettre en jeu sa responsabilité, le juge rédacteur de l’ordonnance examinée évalue les chances de succès de l’action, allant peut-être au-delà des termes de l’article 145 et leur finalité in futurum. Mais ceci est, sans doute, un autre débat ! Sa décision garde l’intérêt incontestable de rappeler les règles déontologiques et professionnelles de l’expertise de justice et, d’une certaine manière, de sécuriser les opérations expertales. π Leila Sadoun avocat au Barreau des Hauts de Seine Claude Duvernoy, ancien Bâtonnier de l’Ordre, vice-président de l’IEEE (Institut européen de l'expertise et de l'expert, avocat au Barreau des Hauts de Seine
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